LE FORT JACQUES-CARTIER de CAP-SANTÉ, QUÉBEC

«(...) Petite fortification en fascines (...) d'aucune utilité en ce moment, vu qu'il ne commande nulle part la rivière principale (le fleuve)» (Murray)1.

Cette fortification, décrite par le général Murray quelques années après la capitulation de Montréal, fut érigée au Cap-Santé au cours de l'automne de 1759. À une dizaine de mètres devant le fossé de celle-ci s'élève une habitation toujours grouillante de vie dont le carré primitif date du second quart du XVIIIe siècle: c'est le manoir Allsopp. Cet ensemble, sis sur la rive droite de la rivière Jacques-Cartier (figure 1), fut classé site historique le 9 mars 1978 par arrêté en conseil 2.

Ce fut durant l'été 1982 que je connus l'existence du fort Jacques-Cartier. Je ne tardai pas, accompagné de collègues historiens et ethnologues, à me rendre sur les lieux afin de rencontrer les accueillants propriétaires de l'époque: madame Hedwidge Allsopp-Gaudry et son fils Edwin, ingénieur à la retraite. Tous deux vivaient dans le «manoir ancestral», acquis en 1830 par la famille Allsopp, et oeuvraient depuis plus d'une trentaine d'années à la sauvegarde de ces lieux hautement historiques 3. Avec un enthousiasme mordant mêlé de nostalgie monsieur Gaudry nous entraîna au coeur de l'histoire cap-santéenne au moment où agonisait la Nouvelle-France malgré les efforts incroyables que déployaient les généraux français afin de sauver la Colonie d'une conquête rapide. Peu à peu le récit, complété d'une longue visite du fort puis du manoir, fit naître notre intérêt pour un tel site conservé pratiquement intact depuis 223 ans. Nous quittâmes nos hôtes avec la ferme intention de participer à la protection et à la mise en valeur d'une telle richesse patrimoniale. Depuis lors je continue de glaner les archives à la recherche de données historiques relatives à la «petite fortification en fascines»; le dossier s'est ainsi progressivement accru de détails importants intéressant l'aménagement intérieur de la place (figure 2) ainsi que le terrassement de l'ouvrage lui-même. Nos recherches nous laissent espérer une première intervention archéologique au cours des prochaines années.

Dans l'intention d'aider les propriétaires de l'époque à sauvegarder le site, Scientar Inc. avait amorcé des démarches afin d,impliquer plusieurs organismes régionaux et nationaux dans ce dossier historique d'un intérêt culturel et patrimonial de premier plan pour la collectivité québécoise.

Malgré toutes les énergies déployées par les propriétaires successifs pour assurer le respect de l'intégrité des lieux, ceux-ci n'ont pu empêcher certaines dégradations de l'ensemble historique. On ne peut cependant prétendre que le site du fort soit dans un état de détérioration si avancé qu'il y ait urgence d'intervenir simultanément sur l,ensemble du site. cela ne signifie pas pour autant l'inexistence d'une URGENCE. Étanat donné la nature de l'ouvrage, lequel a survécu à 240 années d'histoire, il ne saurait être question d'insinuer que l'emplacement, étant relativement intact et partiellement protégé par le classement, ne représente pas une priorité archéologique. Selon l'expertise de monsieur Michel Gaumond, qui y a effectué plusieurs sondages au printemps 1962, le fort Jacques-Cartier est unique en son genre 4 et, à notre connaissance, il ne subsisterait aucun exemple s'en rapprochant en Amérique. On comprendra facilement que la moindre détérioration d'une partie, même infime, de la fortification justifie l'urgence d'interventions archéologiques extensives, localisées ainsi que la mise en valeur, même partielle, du monument.

Parlons maintenant des diverses dégradations qui ont affecté le fort jusqu'à aujourd'hui. La figure 2 (prendre note que les illustrations ne sont pas disponibles pour le moment) rend compte de celles-ci.

Selon les informations fournies par monsieur Michel Gaumond, la zone A aurait été bouleversée par un bélier mécanique 5. Au cours de nos visites nous n'avons repéréaucune trace relative à cette action. Précisons que la zone frontale de la fortification, qui est un ouvrage à cornes 6 est assez fortement boisée par endroit, cette raison explique probablement que nous n'ayons constaté aucune altération du bastion en cet endroit. Nous avons remarqué, dans le secteur B, qu'un certaine quantité de terre (2 x 2 mètres environ) a été enlevée mais nous ne disposons d'aucune information quant à l'époque où cela fut fait; il semble s'agir néammoins d'une intervention récente. Un chemin, apparemment aménagé au XIXe siècle, coupe le centre de la fortification dans l'axe de l'entrée, ou à proximité, pour dévaler la pente en direction de la rivière (Zone C). Le centre du bastion nord-est (D) aurait été nivelé en vue d'y établir un court de tennis; cet endroit qui porte les traces nettement visibles de l'excavation était autrefois connu, selon monsieur Gaudry, sous l'appellation de «le petit fort». Une note de l'abbé David Gosselin contenue dans l'Histoire du Cap-Santé 7 laisse supposer qu'une structure de soutènement du terrassement est du même bastion (zone E) a disparu par l'effet du temps.

«(...) Le fossé et les buttes (merlons, cf. figure 3) sont les seuls vestiges qui restent de l'ancien camp, car le pan de mur que l'on voyait à la pointe est, il n'y a pas encore très longtemps, est tombé au bas de la falaise, sans laisser de traces».

Tout le front du fort, exception faite du secteur B, n'a plus bougé depuis.

À la fin des années 1950 ce fut au tour du versant ouest de la pointe sud du promontoire de subir des dommages considérables. En efet, des «travaux de creusage effectués par la compagnie de chemin de fer, au bas de la falaise, pour élargir l'assise de la voie ferrée, ont entraîné des glissements de terrain 8 qui ont affecté gravement le parapet ouest sur une longueur de plus de vingt mètres et une profondeur de 3 à 5 mètres 9 (figure 2, zone F). Cette entaille dans la bordure du terrassement (photo 1) a découvert un mur de pierres d'une dizaine de mètres de longueur 10; il a récemment dévalé la pente mais on peut observer dans la paroi mise au jour les profils de trois murs perpendiculaires (photo 2) à celui-ci et hauts de 1.5 mètre avec une stratigraphie visible (figure 4, laquelle semble corroborer les recherches de monsieur Michel Gaumond à l'intérieur du fort. On peut penser, après étude, qu'il s,agit d'un mur de soutènement entourant la pointe sud (figure 5); on pourra aussi faire un rapprochement avec le texte de l'abbé Gosselin 11.

De plus, l'état de santé du boisé couvrant le fort est devenu, en raison de la pollution atmosphérique produite par l'usine de la Domtar (aujourd'hui Alliance), sise en face du promomtoire sur la rive gauche de la rivière, si sérieux que des mesures d'urgence s'imposeraient sur le champ. Ainsi préconise-t-on :

«[...]pour lutter contre les maladies pathologiques rencontrées, des opérations sanitaires sur l'ensemble du territoire. «On recommande donc d'éliminer les sujets trop affectés en les brûlant sur place ou bien en les évacuant pour éviter toute propagation éventuelle des champignons pathogènes. Le marquage d'une telle coupe sanitaire, [...], devra être effectuée par un forestier qualifié 12.

L'urgence de sauver ce site n'est plus à discuter désormais puisque depuis une dizaine d'années plusieurs études portant sur l'environnement général la démontre clairement. Soulignons en outre que le couvert végétal du promontoire recèle une richesse exceptionnelle en plantes rares incluant notamment des vignes.

Il s'avère difficile de s'expliquer que, malgré les nombreuses recommandations faites à la suite de ces expertises, le M.A.C. n'ait pas entrepris d'actions concrètes en vue de sauver ce site, témoin unique d'une époque de notre histoire. Le supposé manque de ressources financières ne justifie nullement qu'un bien collectif unique, classé site historique, bien que localisé en terrain privé, soit abandonné aux destructions de quelque nature qu'elles soient.

Le passage suivant, paru dans Le Soleil de Québec ne permet plus de douter qu'il faille agir rapidement.

«L'érosion, elle, peut affecter indirectement l'état de santé des arbres ainsi que leur position verticale. Les pentes du promontoire du fort sont encores fragiles et l'équilibre peut, à tout moment, être brisé, [...]. C'est ainsi que l'action de l'homme, par des coupes à blanc, peut entraîner des processus d'érosion qui sont fréquemment difficiles à contrer par la suite» 13.

Je concluerai en invitant la collectivité québécoise à assumer concrètement la sauvegarde de ce bien exceptionnel et en confiant aux conquérants de la place, le 10 septembre 1760, la tâche de décrire l'importance et le rôle de ce dernier bastion fortifié de l'armée française en Amérique :

The works of the place are in good condition, and very tenable against musketry, but are so extensive that they would require a garrison of fifteen hundred men to defend them properly : thus has this mighty fortress been at length reduced without any bloodshed, which was reputed so respectable a barrier on side of the enemy, while, at the same time, it served as a rendezvous for all detachment who, in the course of the winter, were such troublesome neighbours to our army at the capital» (Knox) 14.

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1. James Murray, Rapport du général Murray concernant le gouvernement de Québec au Canada, daté du 5 juin 1762 dans Archives canadiennes, 6-7, Édouard VII, document parlementaire no 18, année 1907, Ottawa, 1911, page 24.

2. MCCQ, Les biens culturels du Québec classés ou reconnus au 1er janvier 1981 dans Dossier no 50, 6-7, Québec, 1981, page 9

3. Damase Potvin, Fossembault, Québec, 1946, page 86; Vianney Duchesne, L'attitude de certaines personnes semble mesquine à la propriétaire dans Le Soleil du samedi 18 août 1984, Québec, page H7

4. Michel Gaumond, Le Fort Jacques-Cartier, Cap-Santé (1759-1760), histoire, relevé, analyse, M.A.C., Division de l'Archéologie historique, Québec, 1977, p. 9.

5. Ibid., p. 8.

6. Comte maurice de Malartic, Journal de campagnes au Canada de 1755 à 1760, publié par Gabriel de Manrès de Malartic et Paul Gaffarel, Librairie Plon, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, Éditeurs, rue Garancière, p. 224.

7. Félix Gatien (abbé) et al., Histoire du Cap-Santé, Québec, Cap-Santé, 1955, p. 67 note 2.

8. Vianney Duchesne, Un boisé à sauver de toute urgence, dans Le Soleil, 22 janvier 1983, p. F-7.

9. Robert Bergeron, Rapport d'enquête, glissement de terrain, Direction générale des mines, service de la Géotechnique, Ministère des Richesses naturelles, 13 octobre 1976, 8 pages.

10. En collaboration, La vie du Cap-Santé, livre souvenir (1969-1979), l'équipe du livre-souvenir 1978, éds, p. 45, photo de gauche (la photo doit être regardée en tournant le volume d'un quart de tour vers la gauche).

11. Gatien, Loc. cit..

12. Duchesne, Loc. cit..

13. Idem.

14. John Knox, The siege of Quebec and campaigns in North America, Brian Connell Ed., Pendragon House of Mississauga, 1980, p. 279 (319 pages).