La "langrote verte"

et autres reptiles charentais

 

 

Dans ses Contes et légendes des Charentes, Henry Paneel rapporte, en 1946, l'histoire de la "Langrote verte" qu'il situe en lisière ouest de la forêt de la Braconne, et dont voici un résumé.

Un fils naît chez les Jaulde, une famille de pauvres paysans, mais il est si chétif qu'il semble de ne pas devoir survivre. La fée Braconne, régnant sur la forêt, survient et leur promet de le douer de robustesse, à condition qu'à l'âge de vingt ans, il épouse "la langrote verte du puits de Nanteuil", c'est-à-dire le superbe lézard vert s'y dorant souvent sur la margelle. Les parents, ne prenant cela pas trop au sérieux, acceptent, et le petit Lucas croît en force et en beauté. Quand il arrive en âge de comprendre, son père lui avoue sa promesse et, de ce jour, le jeune homme ne rate jamais une occasion de rendre visite au lézard du puits. Un jour de 15 août, quelle n'est pas sa surprise de trouver, à la place de l'animal, une belle jeune fille assise sur la pierre, qui lui dit que la "langrote verte", c'est elle, la princesse Elina, fille du roi d'Aunis, et filleule de la fée Braconne. Elle lui explique alors que sa métamorphose résulte du refus qu'elle opposa naguère aux avances du monstre Largigoul, et qu'elle ne reprend sa forme humaine qu'une fois par an, au jour de son anniversaire. Lucas décide aussitôt de tuer Largigoul, et de tenir la promesse faite par son père à la fée. Mais avant d'affronter le monstre, il part demander conseil à cette dernière. Hélas, les pouvoirs de la fée sont inférieurs à ceux de Largigoul, et elle ne peut que prévenir Lucas qu'il aura à affronter la sorcière Cheta sa soeur, et l'ogre Cagouet son frère. Le jeune homme part et, sur sa route, il rencontre une couleuvre qui le supplie de l'épargner, alors qu'il voulait l'écraser de son gourdin. Il accepte et, reconnaissante, elle lui propose de l'aider, en lui avouant sa véritable identité : elle est la Sagesse. Elle avoue ne pouvoir directement l'aider dans son aventure, mais lui suggère de creuser sous le rocher où elle gîte, et de prendre pour lui ce qu'il y trouvera. Il s'exécute, et découvre un coffre en fer rempli de pièces d'or, dont il remplit sa besace. Continuant son chemin, il ne tarde pas à découvrir la cabane de Cheta, qui lui offre l'hospitalité, et lui verse à boire. Mais, méfiant, il renverse le liquide en disant : "Ne perds pas ta peine à vouloir m'empoisonner". Averti, par la couleuvre, de l'avarice de la sorcière et de la jalousie des trois membres de cette horrible famille, il propose à Cheta de lui acheter de son breuvage, pour en offrir à Largigoul et le tuer. Fascinée par l'or que lui offre Lucas, la sorcière lui vend un élixir d'impuissance, qui réduit les forces de qui l'absorbe. Lucas reprend sa route, et tombe en chemin sur un loup qui le supplie de ne pas le frapper de son gourdin. Epargné, l'animal promet de fournir assez de moutons pour apaiser l'appétit gargantuesque de Cagouet durant une semaine. Arrivé à la grotte où demeure Cagouet, il le provoque en ces termes : "Enfin, je te tiens, Largigoul ! Viens un peu ici que je t'assomme, grand lâche !". L'ogre s'amuse de cette méprise, et en oublie de croquer le présomptueux provocateur. Celui-ci propose alors au monstre de lui offrir, chaque jour, autant de moutons qu'il en désirera pour son petit-déjeuner. Curieux de voir comment il s'y prendra, l'ogre accepte d'en manger trente, le menaçant de le dévorer s'il échoue. Grâce à l'aide du loup, Lucas tient sa promesse, et promet même au géant, non plus trente, mais cinq cents moutons, s'il accepte de l'aider dans sa lutte contre Largigoul. Cagouet signale alors au jeune homme que la vue d'un seul mulot suffit à provoquer chez son frère une peur irraisonnée. Lucas lui offre les moutons promis, non sans verser le contenu de la fiole dans l'un d'eux, pendant qu'ils rôtissent. Le poison fait son effet, et Lucas peut tuer l'ogre, lui couper la tête, et dérober l'anneau qu'il portait à l'oreille. Poursuivant sa route, il fait halte au pied d'un arbre, pour la nuit, et est surpris par une chouette qu'il veut frapper de son bâton. Elle supplie de ne pas lui faire de mal et, comme il repose son bâton, elle accepte, sur sa demande, de lui capturer une douzaine de mulots vivants. Le lendemain, il arrive chez Largigoul, qu'il intrigue en lui racontant qu'il apporte des présents de son frère et de sa soeur. Etonné, le monstre ouvre la musette supposée les contenir, et les mulots s'en échappent, se mettant à courir autour des treize cous de Largigoul qui, de peur, se met à détaler en tout sens et finit par se fracasser dans un précipice : "On dit qu'en cet endroit, le poids du géant produisit un tel effondrement que les eaux s'y engouffrèrent, créant le fameux gouffre de Chez-Roby près du hameau de Montgoumard, dans lequel disparaît la rivière". Lucas s'approche alors, et arrache le diamant qui servait d'oeil unique à la treizième tête. Fou de joie, le jeune homme retourne alors chez lui. En chemin, il retrouve la sorcière, qu'il convainc de ses exploits en lui montrant l'anneau d'or de Cagouet et le diamant de Largigoul. En récompense de l'avoir débarrassée de ses deux remuants frères, et persuadée que Lucas est doté d'une force surhumaine, Cheta lui offre alors un élixir de jeunesse. Mais le rusé jeune homme lui raconte qu'en réalité, il n'est pas plus fort que ses nombreux frères, qui sont en route vers la cabane de Cheta, pour abattre la sorcière. Terrorisée, celle-ci s'enfuit aussitôt dans les airs, et Lucas rentre au pays juste au jour de ses vingt ans, pour épouser la langrotte, redevenue belle jeune fille. Les noces sont admirables, l'or de la couleuvre est distribué à poignées, ils constituent en royaume les anciennes propriétés des trois monstres, et tous deux conservent une éternelle jeunesse, grâce à l'élixir de Cheta.

Or Robert Colle, en ses Nouveaux contes d'Aunis et de Saintonge, inclut une histoire dont le titre est le même, mais qu'il situe à Saint-Palais. L'histoire suit un développement tout à fait identique, à ceci près que la forêt est celle de la Palmyre, la fée de Braconne devient "la fée de Terre-Nègre", le puits de Nanteuil devient "le puits de Lauture", Lucas s'appelle Gontran, le monstre Largigoul s'appelle Méduse et il n'a que "quatre figures", son frère Cagouet se nomme "le géant de La Lourde" et il loge près des marais de la Seudre, sa soeur est "la sorcière Vidau", la couleuvre s'appelle "Magie", le loup n'est autre que "la Force", et la chouette "Sagesse".

Dans cette autre version, Gontran tue La Lourde et lui dérobe "ses deux yeux qui étaient des diamants", et les habitants des environs l'ensevelissent sous un énorme tumulus qui n'est autre que l'île du marais où se trouvent aujourd'hui le bourg de St-Augustin et le hameau de La Lourde. Quant à Méduse, il hante les dunes des plages de la Coubre, et la sorcière est massacrée par les habitants d'Etaules, qui l'enterrent dans le marais, entassent de la terre sur se tombeau, et dressent sur le tumulus l'église de Notre-Dame-du-Paradis. Finalement, Gontran épouse bien sûr la langrote, mais l'auteur précise que leurs enfants furent les ancêtres de tous les Saint-Palaisiens "qui, grâce à cette protection magique, sont encore aujourd'hui, beaux, riches et intelligents".

Bien sûr, ce récit présente bien des caractéristiques propres aux légendes et contes traditionnels. Par exemple, les épreuves imposées au jeune homme dans sa quête ne sont surmontées que grâce à l'aide des "animaux reconnaissants" thème de conte extrêmement fréquent. Quant à l'explication de la présence de tel tumulus ou de tel gouffre par les actes d'un personnage mythique, c'est également un thème légendaire constant. Mais l'association d'un conte traditionnel et d'un tel "récit de fondation" surprend quelque peu. A vrai dire, on se prend à suspecter quelque "coup de pouce" des auteurs, qui auraient singulièrement "arrangé" le conte, en le "nourrissant" de thèmes légendaires, et en l'ancrant dans telle ou telle réalité locale. Cela paraît du reste évident pour la version de R. Colle, qui ne cite pas sa source. Mais l'étude du vocabulaire qu'il utilise montre bien qu'il a démarqué la version publiée par Paneel, en prenant cependant soin de modifier les noms des personnages, et la localisation générale. Ce n'est pas d'hier que les rhapsodiens qui écrivent des recueils de contes triturent la matière orale, en croyant l'améliorer. Ce faisant, ils ne font souvent que tirer le lecteur vers une interprétation (la leur), rationalisant autant qu'ils le peuvent les motifs "merveilleux" et réduisant singulièrement la richesse du récit. Ainsi, dans notre conte, on se souvient du jeune homme qui, surpris par une chouette, veut la frapper, mais retient finalement son geste, et cède aux suppliques de l'oiseau, qui lui en sera reconnaissant. Plutôt que de restituer simplement cette belle image d'un rapace qui parle "la langue des oiseaux", R. Colle lui fait dire : "Je suis la Sagesse. Les Romains avaient déjà fait de moi l'oiseau favori de Minerve, la déesse de l'intelligence". Voilà qui trahit son érudit. Jamais, dans les contes transmis oralement, on ne personnifie ainsi des entités abstraites (la sagesse, la force, etc), et jamais l'on ne fait directement référence aux être mythiques gréco-romains comme Minerve ou Méduse. Tous ces "tripatouillages" paraissent regrettables, lorsqu'ils touchent des contes dont les auteurs voudraient nous faire accroire qu'ils les ont recueillis ainsi, et les présentent comme des "Contes de Charente", par exemple. Non, ce ne sont pas vraiment des contes recueillis en Poitou-Charentes, mais leur "littérarisation" par des auteurs qui ne font que s'en inspirer, afin de créer des... contes, certes, mais au sens littéraire du terme (comme on parle des "Contes" de La Fontaine ou de Maupassant, par exemple).

Pourtant, on aimerait en savoir davantage, notamment sur cette fameuse langrote. Ce terme du poitevin-saintongeais, attesté dès 1563 dans un texte de Bernard Palissy, est employé isolément pour désigner en Charentes le lézard gris. Il est parfois entendu l'angrote , ce qui fait que certains disent ine angrote, c'est-à-dire "une angrote". Selon les lieux, d'autres disent anglote ou angroese, et le verbe langrotàe veut dire "aller lentement". On dit populairement des personnes maigres : ol ét ine vrae langrote! "c'est un vrai lézard !", et la queue de cet animal est un porte-bonheur réputé. Le lézard vert se dit quant à lui lavaert, mot préférable à l'expression langrote vaerte ("bricolage" récent calqué sur le français "lézard vert"?).

L'autre reptile mentionné dans le conte est une couleuvre, animal que les charentais appellent silant, silard (c'est-à-dire "siffleur"), céngllant ou cénllant, et dart. De très nombreuses croyances concernent cet animal. Il est fréquemment supposé sauter sur les gens, les ceinturer en prenant sa queue dans sa gueule, et les serrer ainsi jusqu'à l'étouffement, d'où le nom qu'on lui donne parfois de sanllàu ou sanllart "celui qui sangle". Le fait de se mordre la queue et de former un cercle qui rappelle l'ancien "ourovore" des alchimistes, lui permettrait également de se déplacer très rapidement, en roulant, tel un cerceau, dans les sillons des champs. Pour cette raison, le seul moyen de lui échapper est de traverser les champs perpendiculairement aux sillons. Quant au Dart, on dit que c'est un serpent géant (jusqu'à quatre mètres de long), et on affirme aussi qu'en général, tous les serpents s'approchent des vaches pour sucer leur lait. La couleuvre du conte connaît l'emplacement d'un trésor situé juste sous la pierre qui lui sert de gîte : c'est là un trait commun aux serpents légendaires, qui sont souvent considérés comme des gardiens de trésors, ou comme susceptibles d'enrichir ceux qui sauraient les apprivoiser. Ainsi assurait-on naguère, dans la région de Moutonneau, que la pauléte est un tel serpent, diabolique, que certains conservent chez eux dans une petite boîte. Le soir, ils déposent une pièce de monnaie près du reptile et, le lendemain, ils en récupèrent deux.


Sources :

R. Colle, 1992 : Nouveaux contes d'Aunis et de Saintonge ; La Rochelle, Rupella, 259 p.

H. Paneel, 1946 : Contes et légendes des Charentes ; Paris, Vigot frères, 240 p.