DES TÉMOINS POUR NOTRE TEMPS
Alexandre Men, témoin du Christ et de la résurrection...

Paul-Émile Vignola


En cette année jubilaire, Jean-Paul II nous invite à cultiver la mémoire des martyrs. Voici l'histoire et le portrait d'un frère de foi orthodoxe : le père Alexandre Men, tué d'un coup de hache au matin du 9 septembre 1990, sur le chemin de l'église où il se rendait célébrer la sainte liturgie. Encore plus que de sa mort tragique, il convient de se souvenir du grand témoin du Christ et de la Résurrection qu'il fut pour notre temps.

Alexandre Men naît le 22 janvier 1935 à Moscou dans une famille d'origine juive. Son père est ingénieur. Sa mère vient de trouver la foi dans un milieu où l'athéisme s'impose. Avec son enfant de neuf mois, elle recevra le baptême dans la clandestinité aux environs du célèbre monastère de la Trinité de Zagorsk, haut-lieu de l'Orthodoxie.
Adolescent, Alexandre étudie la Bible, mais se passionne également pour l'histoire et la biologie. Il rencontre le directeur du séminaire de Moscou ; selon des lois de l'Union Soviétique, il ne peut y être admis avant sa majorité. Il poursuivra des études à l'Institut de la fourrure aux abords de Moscou, puis à Irkourst en Sibérie. Pendant ce temps, il garde sa ferveur et s'initie, seul, à la théologie et aux Pères de l'Église. Il découvre également les penseurs religieux russes dans le prolongement desquels s'inscrira son œuvre. Il prend des cours de peinture, écrit la première version d'une vie de Jésus, Le Fils de l'Homme. En 1956, il épouse Natalia Grigorenko. De leur union naîtront deux enfants : Éléna, qui deviendra iconographe, et Mikhaïl. En 1958, son mémoire de fin d'études terminé, il se voit exclus de l'Institut de la fourrure parce qu'on a découvert ses contacts avec l'évêché. Il rentre à Moscou sans aucun diplôme. Il reçoit le diaconat et mène par correspondance des études de théologie au séminaire de Léningrad ; il devient prêtre le 1er septembre 1960.
On s'étonnera d'un engagement si précoce pour le Christ dans un contexte farouchement athée. Il s'en explique ainsi : " J'ai vécu à un certain moment ce qu'on pourrait appeler une "conversion". Cela s'est produit entre mon enfance et mon adolescence, quand j'ai ressenti douloureusement l'absurdité et la vulnérabilité du monde. J'ai alors couvert des pages entières de poèmes désespérés, inspirés non par des dispositions au pessimisme, mais par la découverte de ce que la vie devient lorsqu'on en met le sens entre parenthèses. C'est alors qu'apparut le Christ. Il vint au-dedans de moi avec une force véritablement salvatrice. C'est à ce moment-là j'ai entendu un appel à servir Dieu et que j'ai promis fidélité à cette vocation. Dès lors, elle détermina tous mes intérêts, mes contacts, mes études. "
Le père Alexandre n'exercera de ministère officiel que dans la campagne autour de Moscou. Il attire cependant à lui quantité d'intellectuels : hommes de science, écrivains et artistes. Sa pensée, qui se déploie au grand soleil de Dieu, a de quoi séduire des gens qui étouffent sous la chape de plomb de l'athéisme marxiste : " Je ne comprends pas pourquoi l'on distingue si nettement le profane du sacré... Je dis souvent qu'il n'y a pas pour moi de littérature profane. Toute bonne littérature, que ce soit dans le domaine des belles-lettres, de la philosophie ou des sciences, qui décrit la nature, la société, la connaissance, les passions humaines, ne nous parle toujours que d'une seule et même chose : l'"unique nécessaire". De manière plus générale encore, il n'y a pas de vie "en soi", indépendante de la foi... J'ai toujours aspiré à être un chrétien non pas "sous les cierges", mais sous le soleil éclatant... Hors de Dieu est la mort, à ses côtés et devant sa face est la vie. "
Au cœur de la foi d'Alexandre Men brille le mystère de la résurrection révélé en Jésus. Dans une conférence intitulée Le mystère pascal de l'Église, il affirmait : " Dès les débuts, on a essayé d'étouffer le christianisme, mais il a sans cesse resurgi et est ressuscité. J'entends, plus exactement, non pas le christianisme, mais le Christ, car ils sont indissociables. Son abaissement dans l'histoire fut total, aussi total que le fut sa victoire soudaine. On peut dire que le christianisme est la religion de la mort qui, aussitôt, se change en vie. Les paroles de l'apôtre Paul, qu'il appliqua ensuite à lui-même et à l'Église, montrent combien la vie du Christ s'est accomplie dans la vie de ses disciples : " On nous a considérés comme morts, mais nous sommes vivants. " Ce qu'il disait en son temps s'est répété constamment. Il y a eu d'incroyables déceptions dans l'histoire de l'Église, plus d'une fois, l'Église a été sur le point de succomber, mais, par la puissance divine, elle est toujours ressuscitée, autant de fois que ses ennemis extérieurs et intérieurs avaient prévalu contre elle. "
L'auteur de cette page déploie une activité phénoménale ; il apprend le grec et l'hébreu pour mieux saisir le message biblique ; il écrit plusieurs volumes sur l'histoire des recherches spirituelles de l'humanité, divers ouvrages sur la Bible, des Notes sur la prière, une introduction à la liturgie orthodoxe, des livres pour les enfants. Au-delà de ses recherches encyclopédiques et de l'attrait qu'il exerce sur les intellectuels, il rejoint les gens très simples, petits vieux et petites vieilles, qui peuvent aller à l'église sans risquer de perdre leur emploi. Bien qu'il fût un véritable érudit, il se considérait lui-même non comme un théologien académique, mais comme " un missionnaire et un catéchète, appelé à donner une instruction dans la foi à des personnes complètement coupées de leurs racines religieuses et culturelles. Il déclarait souvent, en souriant : " Mon affaire aujourd'hui, c'est de cuire le pain noir ; quand tout le monde sera rassasié, vous ferez de la pâtisserie " (Jean Vanier). Annoncer la Parole de Dieu à l'homme de la rue, mettre l'Évangile à la portée de l'homme d'aujourd'hui dans un langage accessible, telle fut la vocation de ce bon pasteur, de ce prédicateur tourné vers le monde réel.
Il connaît des moments d'élévation spirituelle, liés à l'eucharistie, à la nature et à l'acte créateur. Il écrit : " Ces trois moments sont pour moi indissociables, car je vis l'eucharistie de façon cosmique, comme la réalisation suprême des dons reçus par l'homme : le don de création et le don de grâce. Et ce n'est pas par hasard que je cite la nature. Sa contemplation, depuis mon enfance, a été ma théologie première. J'entre dans une forêt ou dans un musée paléontologique comme dans un temple. Aujourd'hui encore, un rameau et des feuilles, un oiseau en vol comptent plus pour moi qu'une centaine d'icônes ". Il peut et il aime prier n'importe où, car il sent la présence de Dieu, même sur une place publique au cœur de la cité.
" La Bonne Nouvelle est entrée dans le monde comme une force dynamique, englobant tous les aspects de la vie, ouverte à tout ce que Dieu a créé dans la nature et dans l'homme. " Fort de cette foi, il fait œuvre de pionnier. Il visite régulièrement un hôpital d'enfants pour lequel il obtient des médicaments du Canada et d'Italie. Il apporte son assistance aux soldats qui rentrent d'Afghanistan, traumatisés et brisés par la guerre.
Son zèle et son rayonnement ne sont pas toujours bien vus. Le KGB, police d'état, le talonne et lui adresse des menaces ; les mouvements antisémites gardent " ce juif " dans leur mire ; enfin, les éléments traditionalistes de l'Église russe n'apprécient pas son ouverture de pensée et ses liens avec des catholiques. Car il avait des contacts avec les communautés des Béatitudes et de l'Emmanuel, avec des hommes comme Daniel-Ange et Jean Vanier. On voyait, sur son bureau, les photos de Thérèse de Lisieux et de Charles de Foucault. Fidèle à son Église, mais héritier du christianisme mondial, il fut un témoin et un martyr de l'unité de l'Église, divisée au plan terrestre mais indivisible dans le Christ. Constamment suivi et épié, il évoquait avec humour la condition marginale du clergé en régi-me soviétique : " Vous savez, nous autres prêtres, nous sommes des citoyens de troisième zone, des parias. En fait, en quoi nous distinguons-nous des prisonniers ? "
Alexandre Men ne regardait pas en arrière ; il avait la main à la charrue. Pour lui le passé n'existait pas. Toute sa vie, il a tenu les yeux rivés sur le sommet de la montagne couronnée de la croix. Le 8 septembre 1990, il donnait à Moscou une conférence intitulée Le Christianisme ne fait que commencer. Le lendemain matin, son sang rougissait le sol de Russie. Ses écrits allaient désormais se répandre et susciter une nouvel-le génération de témoins. Éternel mystère de la Résurrection, œuvre de l'Esprit, qui pétrit et retourne le monde pour en faire le Royaume de Dieu !


Magazine SELON SA PAROLE (QUÉBEC) traitant de questions reliées à la spiritualité, l'évangélisation, l'éducation de la foi et la vie en Église
Selon Sa Parole mai-juin vol. 26 numéro 3


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Dernière mise à jour 21 octobre 2000

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