LE QUOTIDIEN


Jünger en paix
Héros de la guerre de 14, il était devenu écrivain dans les tranchées: Ernst Jünger, figure controversée de la littérature allemande, est mort hier à 102 ans.

Le 18 février 1998

 



Principales éditions

Christian Bourgois: Orages d'acier, Jardins et routes (1939-1940), Premier Journal parisien (1941-1943), Second Journal parisien (1943-1945), le Travailleur, Traité du rebelle, le Nœud gordien, Chasses subtiles, l'Auteur et l'écriture, les Ciseaux, Passage de la ligne, la Guerre comme expérience intérieure.

Gallimard: Jeux africains, Sur les falaises de marbre, le Cœur aventureux, Approches, drogues et ivresses, le Mur du temps, Soixante-dix s'efface (journal en trois volumes).

L'homme qui vient de mourir à près de 103 ans au village de Wilflingen, en Souabe, une région de forêts au nord de la Suisse où il vivait depuis le début des années 50, était né le 28 mars 1895 à Heidelberg, au nord de la région de Bade-Wurtemberg. Il était sans doute plus français qu'allemand, tant il est vrai que ce sont les écrivains français qui ont inventé Ernst Jünger. Gide, en 1920, reçut une révélation en lisant Orages d'acier, le carnet d'un jeune officier allemand qui, sans la moindre visée littéraire, décrivait son expérience des tranchées. Trente ans plus tard, Gracq, grâce à l'une des plus belles pages de Préférences, donna à des générations de lecteurs l'envie de lire Sur les falaises de marbre, traduit dans un français splendide par Henri Thomas. L'éditeur Christian Bourgois aida grandement, dans les années 60-70, à diffuser l'œuvre de Jünger, dont le célèbre Journal. Cela semblait rendre les Allemands perplexes, et même irriter certains, comme en témoignèrent les propos bouillant d'hostilité déversés sur le paisible centenaire amateur de papillons lors d'un colloque organisé à feu le Goethe Institute d'Aix-en-Provence au printemps 1995, qui valaient bien les protestations que l'on entendit lorsque la ville de Heidelberg voulut organiser son centenaire.

Détachement d'esthète. Malentendus et défiance viennent peut-être de ceci: Jünger a regardé le XXe siècle avec l'œil d'un poète du XIXe. Héritier de Goethe et du romantisme, contemporain du symbolisme et de l'esthétisme fin de siècle, il a observé son époque avec un détachement d'esthète. Blessé dans sa chair à l'issue de la guerre de 14 (il avait dénombré sur son corps «une somme entière de vingt cicatrices, compte tenu des trous d'entrée et de sortie»), il en tira un enseignement surprenant. De tout ce qu'il vécut sur le front de la Somme, et qui lui valut la prestigieuse Croix «pour le Mérite», seule la lecture le marqua en profondeur — en l'occurrence celle du Tristram Shandy de Laurence Sterne, entamée dans la tranchée et achevée sur un lit d'hôpital entre deux injections de morphine.

Quand ce militaire de carrière se retrouva à Paris, durant la Seconde Guerre mondiale, officier d'occupation de l'armée allemande, il se souvint surtout, comme l'atteste son Journal, des propos échangés lors de dîners avec Picasso, Cocteau, Guitry et Léautaud, ou de belles promenades sur les chemins de France consacrées à cueillir des fleurs pour les coller dans son herbier. Le premier exemple stupéfie, le second scandalise: l'un et l'autre sont pourtant le fruit de la même attitude, celle de l'«anarque» — il avait inventé ce mot — qui refuse à l'ordre social et politique le droit de lui imposer ses valeurs.

Un évadé de son siècle. Jünger a parfaitement compris son siècle, mais ce fut pour mieux le rejeter. En 1913, il a 18 ans: le Titanic coule. Fortement impressionné par l'événement, il y voit le signe fatal que le XXe siècle sera maudit. Non par la peste ou la famine, mais par le règne de la technique, qu'il assimile à un titan aveugle qui se croit au-dessus de toutes les lois et entraîne l'humanité à sa perte (il prophétise l'avènement de la figure du Travailleur dans un essai de 1932). La Première Guerre mondiale, la plus meurtrière de l'histoire européenne, puis la Seconde, où l'extermination se fait industrielle, confirment son pressentiment. Dans sa tête, Jünger a fui, comme il l'avait fait pour de bon en 1913, quand, bravant la surveillance de son père, il avait pris un train puis un bateau pour Sidi Bel-Abbès, où il s'était engagé dans la légion étrangère. Il en a tiré, en 1936, la matière d'un de ses plus beaux livres, Jeux africains, consacré au désir de guerre et d'aventure de l'enfance. Toute sa vie, il fuira, usant, comme Morand l'avait fait du «stupéfiant voyage».

Dès les années 30, il part pour d'aventureuses expéditions en Norvège, au Brésil, au Maroc. Même quand il est assigné en un lieu qu'il n'a pas choisi, il s'évade encore en se perdant dans la contemplation des insectes. Entomologiste — il a consacré un livre à ce qu'il appelait ses Chasses subtiles —, il laisse d'ailleurs son nom à une demi-douzaine de scarabées, dont la jungerella, ainsi qu'à des papillons et des coquillages amassés au cours de ses nombreux voyages. Il s'évade encore en usant du stupéfiant tout court: il a raconté dans Approches, drogue et ivresse ses expériences du peyotl et du LSD, qu'il conseillait d'aborder en compagnie d'un guide averti.

Vision poétique globalisante. Peu de poètes ont prétendu, en France, dans la tradition d'un Victor Hugo, rendre compte de la totalité du monde. Après Paul Valéry, dont le champ de curiosité embrassa tout — mathématiques, sciences, architecture —, Jünger fut le dernier poète à assujettir tout le champ de l'expérience humaine à la vision poétique. Celle-ci a marqué toute sa production de son empreinte: articles, critiques, essais, romans. Peut-être fut-il singulièrement adopté en France pour avoir été l'ultime représentant de cette tradition morte après Valéry: une grande intelligence surplombante, chez qui l'appréhension de la réalité globale ne doit rien aux sciences dites «dures», mais où la connaissance et l'intuition du cosmos peuvent naître d'une révélation fulgurante.

Chez Jünger, le pilotage d'un avion de chasse comme l'observation d'une armée de chenilles microscopiques dévorant la feuille d'un tremble, un souvenir de lecture, mettent en jeu la même perception. La forme sous laquelle il retranscrivit le mieux ces expériences fut celle du fragment, forme naturelle du Journal, dont il a laissé plusieurs tomes, mais aussi des réflexions de l'Auteur et l'écriture, qui rejoignent les Lettrines de Gracq, sans oublier les observations sur la vie végétale et animale, dont la précision semble retranscrire une hallucination. Il est rare de lire une page de Jünger d'où tout — souvenir de lecture, épisode vécu, promenade, réflexion sur l'Histoire, chapitre de roman — ne surgisse pas comme enchanté.

MICHKA ASSAYAS


Nationaliste, pas nazi
Le capitaine de la Wehrmacht réprouvait Hitler.

A Julien Hervier qui lui demande en 1986 sa position vis-à-vis des nazis dans les premiers temps (entretiens publiés chez Gallimard) Ernst Jünger répond: «Au début, évidemment, ils avaient toute une série d'idées justes. C'est ce qui provoqua leur succès initial: par exemple le fait qu'ils voulaient largement remettre en question le traité de Versailles et ses conséquences. Cela me paraissait naturellement une excellente idée. Mais l'art et la manière de la mettre à exécution ont suscité chez moi un malaise de plus en plus fort, et en fait je n'ai pris réellement mes distances qu'à partir de la Nuit de cristal. C'étaient des choses qui me répugnaient profondément et qui ont été, parmi d'autres, à l'origine de ma conception de Sur les falaises de marbre. J'y ai décrit cette situation, d'une façon mythique, bien sûr, mais avec beaucoup de précision, et les gens qui étaient visés se sont effectivement sentis visés.» Mais son évolution n'a-t-elle pas été plus compliquée? Jünger, indique Jean-Michel Palmier dans son essai (Ernst Jünger, Rêveries sur un chasseur de cicindèles, Hachette, 1995) a prudemment détruit ses journaux des années 20 et 30, sous le régime nazi, et selon lui, «ses admirateurs et ses adversaires» ignorent pareillement la complexité de son parcours.

Le jeune Jünger, après la publication d'Orages d'acier en 1920, est doté d'un prestige immense au sein de l'armée, qu'il a quittée en 1923 pour des études de philosophie et de zoologie. De 1925 à 1930, il est le collaborateur zélé de publications nationalistes et militaristes, clairement d'extrême droite. Tout naturellement, les nazis arrivés au pouvoir en 1933 lui font des avances. Il les refuse, désormais éloigné de la politique pour se consacrer à son œuvre. Mais il bénéficiera toujours de soutiens dans les plus hautes sphères du national-socialisme. Quand paraît Sur les falaises de marbre, en septembre 1939, le livre est interprété par certains comme une «bible antinazie» car il met en scène un «Grand Forestier» barbare inspiré par le Führer. L'auteur est bien prêt d'être inquiété. Hitler intervient pour qu'on le laisse tranquille.

Hitler est appelé «Kniebolo» dans les Journaux de guerre d'Ernst Jünger, qui ne cache pas son aversion. Arrivé à Paris en mai 1941 sous l'uniforme de la Wehrmacht, se sentant «Prussien, Allemand et Européen», le capitaine Jünger prend ses distances avec le régime comme avec les exactions de l'armée, et les officiers qu'il fréquente ne sont pas des partisans du Führer. Il devient l'ami des conjurés qui se rencontrent à l'hôtel Rafaël et projettent d'assassiner Hitler. L'attentat de juillet 1944 rate. Considéré comme «suspect» par la Gestapo, Jünger est accusé d'avoir tenu des propos défaitistes. Mis en disponibilité pour «inaptitude au service armé», il apprendra beaucoup plus tard à quoi il a échappé. Bormann, le chef de la chancellerie du Reich, et Himmler, voulaient le faire comparaître devant le tribunal populaire du Reich, émanation du parti, pour haute trahison. Après la guerre, Jünger sera interdit de publication pendant quatre ans par les Alliés. Il recevra alors un soutien inattendu : celui de Brecht.

Pour le lecteur français, les journaux écrits à Paris pendant la guerre par Ernst Jünger sont passionnants à plus d'un titre. Chez Florence Gould, l'officier rencontre Léautaud, Jouhandeau, Jean Paulhan, dont il sait qu'il fait partie de la Résistance. La violence nihiliste et antisémite de Céline le déçoit tellement qu'il abrite les imprécations de ce dernier sous le pseudonyme de Merline. Surtout, il est un des rares diaristes de l'époque à écrire ceci: «Hier, un grand nombre de Juifs ont été arrêtés ici pour être déportés — on a séparé d'abord les parents de leurs enfants, si bien qu'on a pu entendre leurs cris dans les rues. Pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de malheureux, d'êtres souffrants au plus profond d'eux-mêmes. Si je l'oubliais, quel homme, quel soldat serais-je? L'uniforme impose le devoir d'assurer protection partout où on le peut. On a l'impression, il est vrai, qu'il faut pour cela batailler comme Don Quichotte avec des millions d'adversaires.».

CLAIRE DEVARRIEUX


Un sujet sensible pour l'Allemagne
Réactions mitigées outre-Rhin.

Bonn de notre correspondante

Un jugement sur la retransmission des matchs de foot à la télévision, le crash d'un avion à Taiwan, les Jeux olympiques de Nagano... La mort d'Ernst Jünger n'a fait hier que le quatrième ou cinquième titre des journaux d'information des radios ou télévisions allemandes. Au «pays des poètes et penseurs», Ernst Jünger était un personnage si controversé que toute marque d'affection à son égard passe vite pour suspecte. Tous les bulletins annonçant sa mort hier étaient condamnés à la dialectique: Ernst Jünger, un écrivain «admiré par les uns, conspué par les autres», «un génie littéraire pour certains, un glorificateur de la guerre, qui aurait préparé le terrain du national-socialisme pour d'autres»...

La polémique autour de Ernst Jünger a culminé en Allemagne en 1982, lorsque l'écrivain reçu le prix Goethe de la ville de Francfort. Intellectuels de gauche, sociaux-démocrates ou Verts avaient été outrés par cette distinction d'un auteur considéré comme «figure de proue d'une droite autoritaire». Peter Glotz, intellectuel social-démocrate, secrétaire général du SPD à l'époque, se souvient: «J'avais alors pris la défense de Jünger et cela m'avait valu pas mal de problèmes au sein du parti. Une partie importante de la gauche allemande s'est arrêtée au Jünger des années 1920 ou 1930. En général, ce ne sont pas les plus grandes pointures de la gauche allemande, mais même des personnalités comme Habermas se retrouvent parmi eux. Ils refusent de voir qu'entre 1942 et 1945, Jünger s'est transformé. De nationaliste, il est devenu européen. Pour moi, il est même un des précurseurs du mouvement écologiste en Allemagne, bien avant la création du Parti vert: Jünger était un Vert conservateur».

En 1995, pour le 100e anniversaire de l'écrivain, la controverse avait rebondi. Ernst Jünger avait eu les honneurs de la droite au pouvoir: le chancelier Kohl ou le président de la République Roman Herzog, qui ont salué hier la mémoire du disparu, étaient venus le congratuler chez lui, dans son village de Wilflingen. La même année, à la Volksbühne de Berlin, Johann Kresnik assassinait Jünger dans un spectacle chorégraphique d'une extrême violence, juxtaposant scènes de guerre et allusions aux attentats xénophobes de ces dernières années en Allemagne.

Avec le temps, les esprits ont pourtant commencé à s'apaiser. Même Sinn und Form, la revue littéraire de l'ancienne RDA, s'était résolue en 1993 à publier des textes de Jünger: trente pages de son Journal de l'année 1992, suivies tout de même d'un commentaire critique. «Publier Jünger dans notre revue, ce fut une grande première. Pas une ligne de lui n'avait été imprimée en RDA: il était un auteur formellement interdit, rappelle Sebastian Kleinschmidt, le rédacteur en chef de Sinn und Form, qui vient de publier de nouvelles lettres de Jünger. «Ce n'est pas l'ancien militant nationaliste des années 1920 qui nous intéresse chez Jünger, explique Sebastian Kleinschmidt. Mais plutôt ses grands essais d'après 1945. Après 1945, Jünger a tenté d'opposer un contrepoids au nihilisme. Il a lui-même posé la question du sens: il posait certains problèmes comme nous tentons de le faire dans notre revue.»

«Les Français ont moins de problèmes avec Jünger» observe le journaliste Harald Hartung dans le riche ensemble que le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung consacre ce mercredi à la mort d'Ernst Jünger: «Jünger est resté le grand solitaire de la littérature allemande. Il se voyait lui-même comme un homme sans attaches, un anar, qui garde sa liberté intérieure, quelles que soient les circonstances».

Même en Allemagne, avec le respect dû à l'âge de l'ermite de Wilflingen, «l'appréciation littéraire finit par s'imposer sur la confrontation politique, du moins faut-il l'espérer» estime Lorenz Jäger, un autre journaliste du Frankfurter Allgemeine Zeitung. «Ernst Jünger représentait un regard unique sur l'ensemble de ce siècle allemand. Depuis qu'il a commencé à écrire ses journaux, en 1910, il a tout observé et décrit: les guerres, mais aussi la nature, les insectes... Aucun autre auteur n'offre de témoignage aussi vaste sur notre siècle et sa folie. Qu'il ait été controversé, c'est logique. Brecht l'a été tout autant, rappelle ce rédacteur du FAZ. Comment aurait-il pu en être autrement pour un grand auteur allemand de notre siècle?» .

LORRAINE MILLOT



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