Frédéric Bruly Bouabré.

On ne compte pas les étoiles. St-Jean-d'Angély, Bordessoules (écrit-parlé), 1989, 94 p.

Voici un livre réellement extraordinaire, publié, grâce à l'aide efficace de Denis Escudier, dans la collection «écrit-parlé» éditant des textes écrits ou parlés en français, par des auteurs dont la langue maternelle n'est pas le français. Cette fois, il s'agit d'une autobio-graphie de l'inventeur de l'écriture bété qui, dans les années cinquante, eut son heure de célébrité, en prouvant la vivante capacité d'invention du continent noir &endash;capacité qui ne saurait d'ailleurs étonner que des gens mal informés... ou souhaitant ne pas l'être. Frédéric Bruly Bouabré avait de qui tenir, descendant d'une lignée maternelle qui compta Doudou Lago Dobré, célèbre «cantateur», c'est-à-dire détenteur, diseur, réciteur et chanteur des traditions, de ceux qu'on appelle griots. Orphelin de père dès l'âge de huit ans (en 1928), il connut les dures réalités de la colonisation: «Faute d'hommes, les chefs de village condamnaient les enfants de mon âge au travail forcé. Je fus désigné (ou condamné) dès l'âge de dix ans à quinze jours de travail forcés, sur une route à bien niveler, pour la plus harmonieuse glissade des roues de véhicules» (p. 41). Chassé de l'école des blancs pour cause de «rébellion», il fit contre mauvaise fortune bon cœur: «On m'a renvoyé de l'école, on ne m'a pas interdit la lecture». Alors il se met à lire, à lire toujours, tout ce qui peut lui tomber sous la main, vrais livres, ou simples feuillets abandonnés sur le bord d'un chemin, et qu'il ramasse en songeant: «Qui a écrit ce livre déchiré et jeté sur le bord de la route? et qui l'a écrit? Et combien d'heures a-t-il sacrifiées pour figurer ces idées jetées maintenant dans la poussière par des mains inconscientes? Et avait-il jamais imaginé qu'elles seraient ainsi méprisées?». Son désir d'apprendre fit qu'on se moqua de lui en l'appelant gômma-kpeubheu, c'est-à-dire «blanc-noir», selon l'expression utilisée en langue bété pour railler un «noir instruit en science européenne», comme il le dit lui-même (p. 28). Et pourtant, quelle conscience! En utilisant le français ou l'anglais, ou plus souvent encore, en transcrivant sa propre langue à l'aide du système d'idéogrammes inventé par lui-même, pendant des années, a écrit: «J'ai écrit et beaucoup écrit. Pas de la poésie pure, mais les traditions de mon ethnie, pour fournir une documentation de première main à la recherche scientifique. Mes compatriotes bété ne s'intéressaient pas à écrire la vieille civilisation bété. Donc, pour moi, le terrain était vierge...» (p. 58). Malheureusement, la plupart de ces textes, et notamment de nombreux contes («La sirène sanglante», «Le cri accusateur du toucan», «Le chasseur, la panthère et le python», «Le crabe et le silure», «L'araignée et l'éléphant», etc., etc.) demeurent inédits, même si des chercheurs comme Denise Paulme les ont utilisés. On comprend alors l'amertume de l'auteur, qui affirme: «Si l'ensemble de mes écrits était publié et édité, je serais révélé comme le maître-interprète de la civilisation bété» (p. 58), et aussi: «Oui, ma vie est celle d'un chercheur non reconnu parce que non connu et, de ce fait, tout à fait déshérité dans un monde d'une monstrueuse opulence» (p.53). Alors, une seule suggestion: que la collection «écrit-parlé» publie au plus vite l'ensemble des contes recueillis par Frédéric Bruly Bouabré!