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"Ogre"- Par Jean-Loïc Le Quellec

1. Etymologies anciennes

2. L'Orcus latin et sa famille

3. L'Orgos gaulois

4. Ogres et tarasques

5. Sens populaires, argotiques et récents

6. L'ogre des contes

 7. Notes

1. Etymologies anciennes

Le mot «ogre» apparaît en français au tournant des XIIe-XIIIe siècles, et son origine a fait l'objet de bien des discussions entre les tenants de deux explications: l'une qui fait appel aux Hongrois, et l'autre qui fait venir ce nom de celui d'une divinité gauloise infernale. La première fut résumée en 1863 par J. Colin de Plancy, qui affirmait en son dictionnaire, que les ogres...

«...sont les féroces Huns ou Hongrois du Moyen Âge, qu'on appelait Hunnigours, Oïgours, Oïgours, et ensuite par corruption, Ogres. Les Hongrois, disait-on, buvaient le sang de leurs ennemis ; ils leur coupaient le coeur par morceaux et le dévoraient en manière de remède contre toute maladie. Ils mangeaient de la chair humaine, et les mères hongroises, pour donner à leurs enfants l'habitude de la douleur, les mordaient au visage dès leur naissance. C'était en effet un terrible peuple que ces païens, dont les hordes innombrables, accourues des extrémités de l'Asie, dévastèrent pendant deux tiers de siècle l'Italie, l'Allemagne et la France. Ils incendiaient les villes et les villages, égorgeaient les habitants ou les emmenaient prisonniers. La pitié leur était inconnue, car ils croyaient que les guerriers étaient servis dans l'autre monde par les ennemis qu'ils avaient tués dans celui-ci. Une défaite signalée que leur fit subir Othon, empereur d'Allemagne, délivra pour jamais de leurs ravages l'Europe occidentale. La terreur profonde qu'ils avaient inspirée se propagea longtemps encore après leur disparition, et les mères se servirent du nom des Hongrois, ogres, pour épouvanter leurs petits enfants » 1.

Selon cette explication, l'ogre serait donc aux Hongrois ce que le bougre est aux Bulgares 2 et... le vandale aux Vandales. Certes, on explique de cette manière la forme hongre, apparue au XVe siècle par l'intermédiaire du latin d'Allemagne ungarus pour désigner un cheval châtré, cette technique étant venue de Hongrie, mais le problème est que le mot Ogre apparaît d'abord, vers la fin du XIIe siècle, non pas comme un nom commun, mais comme celui d'un païen féroce. Ce n'est que vers 1300 qu'il prend son sens actuel de «géant se nourrissant de chair humaine»3. Quant au nom des Oïghours, il est si savant et s'est si peu répandu qu'il n'a pratiquement aucune chance d'avoir jamais pu servir à baptiser un être fantastique populaire, sans compter que le passage à «ogre» fait difficulté, du point de vue phonétique.

2. L'Orcus latin et sa famille

Si l'on tient compte de la famille du mot dans d'autres langues européennes, on découvre que :

- l'ancien espagnol connaît uerco, huergo «Enfer, Diable»;

- l'italien désigne par orco [du latin orcus] un «ogre» ou un «croque-mitaine» (le napolitain a huerca , de même sens, et le sarde orcu désigne un «démon»);

- l'anglo-saxon orc est un «démon infernal»;

- en Corse, l'Orco est un terrible géant qui hante les rochers4

Il se trouve que le mot «ogre» se rattache à cette série par métathèse du «r» et, du reste, au XVIIe siècle, on utilisait encore le mot orque dans le même sens, puisque Richer évoque un conteur...

Sachant par coeur le mot à mot
L'orque, le petit Pucelot
La Soury, Peau d'âne et la Fée
5.

L'ancienne hypothèse faisant appel aux Ouïghours, Hongres ou Hongrois, bien qu'encore parfois citée, doit donc être abandonnée, n'ayant plus que valeur historique, en ce qu'elle montre quels clichés furent véhiculés, hélas jusqu'à une époque récente, sur ces gens. Elle repose ultimement sur l'idée implicite selon laquelle la déformation populaire de l'histoire par les traditions orales suffirait à expliquer contes, mythes et légendes. Cette vision réductionniste transparaît clairement dans la définition suivante, donnée dans le dictionnaire La Châtre au milieu du siècle dernier:


«Ce nom d'ogre s'est répandu au Ve siècle, à l'époque des Huns ou Oïgours et Hongrois, Hongres, Hungari, etc., à la suite d'Attila, de Tamerlan et autres conquérants tatars, dans l'Europe orientale. Les récits de leurs cruautés, défigurés par la peur, arrangés par l'imagination, ont été transmis ainsi de siècle en siècle jusqu'à nous... De là les légendes, les contes, les chroniques du moyen-âge sur les ogres» 6.


La solution se trouve donc du côté du latin Orcus, nom d'une divinité infernale, des enfers, et de la mort elle-même
7, qui fut confondu avec Pluton mais dont le nom demeura populaire.

Gaston Paris 8 rappelle que l'on mentionnait volontiers son trésor (Orci thesaurus) ainsi que son palais et sa porte (janua Orci). L'écrivain latin du Ier siècle Marcus Verrius Flaccus signale que la forme ancienne de ce nom est Uragus ou urgus 9, qui se rattache à la racine indo-européenne *GwER-, *GwRE/o- «avaler» d'où proviennent notamment tous les mots de la famille de voro «avaler, engloutir», comme vorax «vorace» et vorago «gouffre», dont Uragus pourrait bien être un équivalent étrusque divinisé. Ainsi, à l'origine, l'Ogre ne serait autre qu'un «gouffre dévoreur».

 

3. L'Orgos gaulois

La parenté celtique du mot est à rechercher du côté du nom d'homme Orgetorix, à entendre Orgeto-rix «roi des tueurs» 10. On retrouve la même racine, avec métathèse, dans le nom de mois ogron présent dans le calendrier de Coligny, qu'on peut rapprocher du gallois oer, du vieil irlandais úar «froid», du cornique oir et du gaélique fuar, tous mots venant d'un celtique *ogro- 11.
Ce nom de mois s'appliquerait donc aux jours consacrés à Orgos, le dieu-dévoreur des défunts, le froid étant bien sûr associé à la mort.

Une confirmation de tout cela se trouve au village de Logron, en Eure-et-Loire, dont le nom était noté Ugreolium en 1120. Le «L» initial y provient donc de l'accolement tardif de l'article, et il faudrait en réalité écrire *L'Ogron. La meilleure étymologie pour ce nom de lieu fait alors appel à un Ogrolium, métathèse d'un Orgolium représentant le gaulois Orgo-ialo, qu'on peut traduire par la «Clairière d'Orgos». Ainsi, ce Logron n'est autre qu'un «lieu de l'Ogre», c'est-à-dire un endroit se rapportant au dieu-abîme qui dévore les morts. On peut difficilement croire au jeu des coïncidences lorsqu'on découvre sur place que le Vieux-Logron est le nom donné à un cimetière se trouvant près d'une ferme isolée appelée la Gueule-d'Enfer, et auquel conduit fort logiquement un Chemin-d'Enfer12.

4. Ogres et tarasques

L'Orcus latin semble avoir été parfois conçu comme un fauve dévorateur, puisque l'expression fauces Orci «gueule d'Orcus» désignait communément le gouffre de l'enfer, par exemple sous la plume de Virgile. Le dieu gaulois androphage apparenté à Orcus a été représenté sous la forme de la fameuse «tarasque» de Noves dans les Bouches-du-Rhône (à gauche), et sous l'aspect d'un petit bronze découvert à Fouqueure en Charente (ci-dessous).

 

Ces images ont trouvé un prolongement chrétien dans les nombreuses «gueules» dévorantes de l'Enfer et dans les monstres androphages des chapiteaux romans, dont ceux de Chauvigny, dans la Vienne (ci-contre), sont les plus connus. Leur iconographie s'inspire des oeuvres antiques encore visibles à l'époque (dont bon nombre furent certainement détruites depuis), et tous ces monstres durent contribuer à perpétuer bien des traditions orales qui gardaient encore le souvenir de croyances anciennes, lesquelles furent en partie endossées par l'Ogre des contes 13

 

5. Sens argotiques et récents

Au XIXe siècle, le mot ogre a pris des sens argotiques imagés, en particulier pour désigner les usuriers, par allusion à leur avidité, et les agents de remplacement, par allusion à leur trafic de chair humaine; cette dernière allusion motivant également le nom d'ogresses attribué aux tenancières de maisons closes. Les chiffonniers appelaient ogre «celui qui leur achète le produit de leurs recherches nocturnes, en détail et par hottes, pour les revendre en gros, après un triage minutieux et intelligent. Ordinairement, on ne devient ogre qu'après avoir passé par tous les degrés de l'état de chiffonnier. Il fut un temps, il est vrai, où ce nom était synonyme d'exploiteur et même de receleur. Dans ce but, l'ogre possédait à côté de son établissement d'achat de chiffons un débit de liqueurs qu'il faisait gérer par un affidé ou un compère; il y recevait clandestinement des malfaiteurs qui appor-taient là les produits de leurs rapines»14.

Par extension également, on a parlé d'
ogres animaux à propos de «chevaux nourris pendant quelque temps de chair» et de «vaches alimentées de poisson cru dans les îles Féroë»15... cela bien longtemps avant les «vaches folles»! L'ogrerie a désigné une «avidité comparable à celle de l'ogre», et les enfants de l'ogre sont appelés ogrillon, ogrillonne.

Au féminin, on trouve ogrine en 1694, mais ocrisse ou ogrisse, apparu en 1580, est devenu par la suite ogresse, qui prévaut maintenant, depuis son apparition en 1697 dans le conte du Petit Poucet, sous la plume de Charles Perrault qui l'a popularisé, non sans prendre soin d'expliquer ce terme alors mal connu: «homme sauvage qui mangeoit les petits enfants».

Dans un poème sur les doigts de la main Aloysus Bertrand compare le petit doigt à un «marmot pleureur qui toujours se trimballa à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d'une ogresse.»

 

6. L'ogre des contes

A propos de l'ogre des contes, un trait récurrent dans les récits européens est qu'il «sent la chair fraîche», et l'on se souvient de ce passage du Petit Poucet de Perrault:

« L'Ogre demanda d'abord si le soupé estoit prest, et si on avoit tiré du vin, et aussitost se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur. Il flairoit à droite et à gauche, disant qu'il sentoit la chair fraîche. ìIl faut, luy dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller, que vous sentez. ñJe sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant sa femme de travers, et il y a icy quelque chose que je n'entends pas. »


L'équivalent scandinave de l'ogre est le troll, géant horrible, hirsute et redoutable, considéré comme le maître des bois, doté de plusieurs têtes et d'un appétit plutôt... vorace. Naïf et crédule, le troll tente souvent de dévorer le jeune héros mais, malgré ses pouvoirs magiques, il échoue régulièrement, et ses vaines tentatives se terminent généralement par sa mort et celle de toute sa famille, comme dans l'histoire du Petit Poucet.

Pierre Saintyves avait remarqué16 que dans les récits norvégiens, le troll s'écrie «Je sens la chair de chrétien!», ou «je sens ici une odeur de sang chrétien!», mais sans pouvoir expliquer autrement ce trait que par «un écho de lointaines traditions».

La récente analyse de Virginie Amilien17 a montré que le Troll manifeste en réalité une véritable répulsion pour cette odeur de sang chrétien, qui n'est pas sans rappeler «l'odeur de sainteté»; il y est hypersensible et elle est pour lui est insupportable, car il crie aussitôt: «Hu, hu, ça sent mauvais le sang chrétien, ici», ou bien «L'odeur de sang chrétien -- j'en mourrai -- on ne viendra plus jamais ici!». Or ce qui sent si mauvais, à son goût, c'est ce que l'église dénomme au contraire «la bonne odeur du Christ»18... et l'on se souvient alors que les trolls sont généralement mis en fuite par le son des cloches des églises.
Par suite de la coutume de parfumer les cadavres, l'odeur des aromates -- qui a été assimilée à celle de l'Au-delà -- et l'onction des corps -- tout comme le parfum répandu sur les tombes -- provoquent des effluves préfigurant la suavité de la vie éternelle.

Il en résulte que si l'aversion olfactive du troll -- démoniaque -- pour le genre humain -- les «chrétiens» -- est apparemment totale et définitive, puisque recouvrant l'opposition païen-église, elle n'en retrouve pas moins de vieilles représentations tournant autour de l'Au-delà et de la mort, d'où l'importance de ce motif dans les contes, et son maintien.

Selon un procédé dont furent aussi victimes d'autres êtres merveilleux, et tout comme celle du troll, l'image de l'ogre amateur de chrétiens dodus a été minimisée par l'accentuation de son caractère stupide, et le vieux dieu païen a fini par être relégué au rang des épouvantails pour enfants.


 

7. Notes

1. J.Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, répertoire universel des êtres, des personnages, des livres, des faits et des choses qui tiennent aux esprits, aux démons, aux sorciers, au commerce de l'enfer, aux divinations, aux maléfices, à la cabale et aux autres sciences occultes, aux prodiges, aux impostures, aux superstitions diverses et aux pronostics, aux faits actuels du spiritisme, et généralement à toutes les fausses croyances merveilleuses, surprenantes, mystérieuses et surnaturelles. Paris, Plon, 1863:501-502.

2. Puisque le mot «bougre» vient du nom des Bulgares.

3. Alain Rey, Dictonnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, s.v. «ogre».

4. H. Dontenville, La Mythologie française, Paris, Payot, 1998:133.

5. L'Ovide Bouffon, 1663-2, cité dans la Revue des Traditions Populaires 1890:486.

6. Maurice de la Châtre, Dictionnaire universel, Paris, 1850,s s.v. «ogre».

7. A. Ernout & A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots. Paris, Klincksieck, 1994:467.

8. Revue critique d'Histoire et de Littérature 1868:5-6.

9. A. Room, NTC's Classical Dictionary. The origins of the names of characters in classical mythology. Lincolnwood, National Textbook Company, 1992:223.

10. P.-Y. Lambert, La langue gauloise. Description linguistique, commentaire d'inscriptions choisies. Paris, Errance 1994:36.

11. Alexander MacBain, An Etymological Dictionary of the Gaelic Language, Glasgow, Gairm Publications, 1982:182, et Lambert 1994:110.

12. H. Dontenville, La Mythologie française, Paris, Payot, p. 119 -- G. Villette, Logron, une juste intuition du président Dontenville, dans : Mélanges de Mythologie française offerts à Henri Dontenville, Paris, Maison-neuve 1980:322-329.

13. E. Bachelier, Le thème du monstre androphage dans l'art roman. Ogam IX(1957):235-248; S. Reinach, Carnassiers androphages dans l'art gallo-romain, Revue celtique XXV(1904):208-224; R. Bedon, Les monstres androphages, un thème antique dans l'art roman. Histoire et archéologie 79(1984):76-84.

14. Castillon, cité par Lorédan larchey, Les excentricités du langage, Paris, Dentu, 1865, s.v. «ogre».

15. Bescherelle aîné, Nouveau dictionaire national ou dictionnaire universel de la Langue française, Paris Garnier 1887.

16. P. Saintyves, Les contes de Perrault et les récits parallèles (leurs origines). Paris, Laffont 1987:259.

17. V. Amilien, Le troll et autres créatures surnaturelles. Paris, Berg inter-national, 1996:211.

18. «Car nous sommes bien, Pour Dieu, la bonne odeur du Christ parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent; pour les uns, une odeur qui de la mort conduit à la mort; pour les autres, une odeur qui de la vie conduit à la vie» (IIe épître aux Corinthiens, 2, 15).