La révolution silencieuse

Premières amours

Ce que vos enfants ne vous disent pas

Ils parlent comme des charretiers. Ils aiment comme des sages. Loin de l'ordre moral comme du terrorisme de la libération sexuelle, les adolescents réinventent l'amour. Enquêtes, fait divers, témoignages sur une génération qui chamboule la carte du tendre et les idées reçues


A quoi rêvent les jeunes filles entre 13 et 18 ans ? En « 6 leçons » ou en « 50 plans », « Jeune et Jolie » - le magazine des girls dans le vent - répond : « Emballez-le sur la plage » ; « draguez top culotté ». Le vocabulaire de charretière et le comportement de hussarde, c'est tendance : « On peut parfaitement être une jeune fille bien sans jouer les saintes-nitouches, et même en étant un peu garce sur les bords... » Les minettes d'aujourd'hui seraient donc en train de donner un coup de vieux à leurs mères, les féministes, qui croyaient avoir inventé la libération sexuelle.
Avant de dynamiter les bonnes moeurs, les soixante-huitards ont rêvassé à Roméo et Juliette dans de tristes bahuts, que l'absence de mixité condamnait aux sentiments platoniques. Ils regardent aujourd'hui avec stupeur les manières de tombeur qu'adoptent leurs rejetons dès la sortie de l'enfance.
« Lovin'Fun », l'émission fétiche des ados sur Fun-Radio, scandalise les parents les plus cools : « Dans quel sens il faut tourner la langue quand on embrasse ? Quand on se masturbe, est-ce normal que le jet n'atteigne que 20 centimètres ? » Et voilà que les filles prétendent en remontrer aux garçons. L'Amour, avec un grand A, c'est donc fini ?
Pas du tout. Parents, vos enfants ne sont pas les cyniques viveurs obnubilés de jouissance que les médias montent en épingle. Le travail en profondeur d'une équipe de sociologues du CNRS fait la peau aux idées reçues (1). « Ne nous laissons pas abuser par le langage désinhibé, la désinvolture apparente des relations adolescentes », dit Hugues Lagrange, auteur de la monumentale étude qui explore la libido de plus de 6 000 jeunes gens. Et le sociologue ajoute, catégorique : « La réalité est même inverse. »
La réalité tient dans un chiffre : l'âge moyen au premier rapport sexuel n'a pas changé depuis vingt ans : 17 ans et demi. Le même que la génération de leurs parents ! Malgré l'érosion de l'autorité paternelle et l'éclatement des familles. Malgré le culte païen des corps orchestré par la pub et la multiplication des scènes hot jusque dans les téléfilms en prime time. Les teen-agers, et spécialement les filles, sont en train de réussir la grande oeuvre que leurs aînés n'avaient fait qu'esquisser : apprivoiser le sexe. Mieux encore, ils inventent l'amour du XXIe siècle, celui qui n'a froid ni aux yeux ni au coeur. « Une révolution silencieuse s'accomplit sous nos yeux », conclut, solennel, Hugues Lagrange.
Fini le sexe roi. L'idole impérieuse, que Mai-68 avait hissée sur le socle déserté par Dieu, a perdu son statut d'impératif catégorique. Banalisé, domestiqué, digéré, désenchanté, le sexe n'est plus l'alpha et l'oméga de toute existence, le sésame de toute intensité, le secret incandescent de toute réalisation de soi. C'est vrai, les conditions semblent réunies pour que règne l'hégémonie du principe de plaisir. Pilule, capote, féminisme et libéralisation des moeurs aidant, aucune génération n'a joui d'une telle autonomie dans la gestion de sa sexualité. On s'attendrait à ce qu'elle plonge corps et âme dans l'empire des sens. Mais au lieu des délices de Capoue, elle rajeunit l'amour courtois, réactualise ses épreuves, ses affinités électives et ses parcours initiatiques.
« Je l'ai fait longtemps attendre », déclare Laure avec une satisfaction non dissimulée. A quelques semaines de ses 17 ans, elle vient de perdre son pucelage avec Benjamin, 19 ans. Elle parle de cette première fois avec un manque frappant d'emphase. Ni entrée brûlante dans la vie ni aboutissement exaltant d'une romance, cet événement n'aura été qu'une étape, réfléchie, préparée, dans une histoire déjà fertile en émois. « Nous nous aimons depuis des années, mais nous avons eu des doutes, des brouilles. J'avais 15 ans quand il m'a demandé de faire l'amour. Je ne me sentais pas prête, je n'étais sûre ni de lui ni de moi. » Face à son insistance, elle avait dû le « larguer ». Alors, sans le perdre de vue, elle s'est consolée en sortant avec des copains. Benjamin, lui, cueillait les fruits plus tangibles du plaisir auprès de grandes filles moins regardantes. Aujourd'hui, Laure l'en remercierait presque. La précieuse « expérience » acquise dans d'autres bras la rassure. « J'aurais eu beaucoup plus peur s'il avait été vierge comme moi... » Deux ans et quelques béguins plus tard, leurs chemins se recroisent. « Je savais ce que j'attendais d'une relation : la confiance. Il fallait que Benjamin le comprenne aussi. » Ils sont mûrs pour l'amour. Elle est presque mûre pour le sexe. Six mois encore d'intense fréquentation, avant qu'elle ne décide de sauter le pas sous le toit paternel. « Plus rien ne fait obstacle quand l'amour est là », avance Laure, retrouvant enfin les accents éternels de la chanson fleur bleue.
Quand l'amour n'est pas là, les filles s'amusent mais ne se donnent pas. « L'immense majorité des filles invoque l'amour comme le motif du premier passage à l'acte, contre 38% seulement des garçons », constate Hugues Lagrange. Agités par les hormones, la curiosité ou l'envie d'épater les copains, les garçons tournent autour des filles en perpétuels solliciteurs. Ce sont elles qui décident, choisissent et, une fois sur deux, tranchent en faveur d'un partenaire nettement plus âgé, parce qu'il est apte à parler le langage du coeur. Adeptes de l'échange, pas de l'échangisme, elles veulent que plaisir et sentiment aillent de pair. Si l'élu se fait attendre à l'horizon, elles ne se résignent pas pour autant au libertinage, et préfèrent réinventer la vertu de la tempérance, qu'on croyait démodée.
Mais cette tempérance fin de siècle n'a plus rien à voir avec la pruderie d'antan. Elle découle plutôt d'une conception exigeante du commerce amoureux : la balance des échanges doit être équilibrée. Les filles en donnent aux garçons à la hauteur de leur investissement : baisers et caresses, oui. Plus, si affinités seulement. « Il voit en moi une belle paire de seins ou de fesses ? s'écrie le choeur des vierges. Très bien, mais j'en veux plus pour aller plus loin. » En amour, les filles d'aujourd'hui ont réussi à gagner le beurre et l'argent du beurre. Egales devant le sexe - elles connaissent leur premier baiser, comme leur premier rapport, au même âge que les garçons -, elles n'ont pas renoncé à l'exorbitant pouvoir de dire non.
« Je ne suis pas pressée de faire l'amour », assure la ravissante Ninon, 15 ans et demi. Ses yeux en amande, ses jambes de top model et ses bonnes notes la rendent pourtant très « populaire » auprès des mecs de son lycée. « Il viendra, le garçon qui saura me comprendre », poursuit-elle. Pour autant, elle ne néglige pas de cueillir dès aujourd'hui les roses de la vie. « Il n'y a pas de mal à se faire du bien. Evidemment que j'ai des petits copains. » C'est ce que Ninon appelle « cumuler un peu d'expérience ». Pas besoin de trembler d'émoi pour embrasser un garçon ni pour apprendre à connaître « ce qu'on aime faire et aussi ce qu'on n'aime pas faire ». Bien sûr, le coeur n'y trouve pas son compte, et Ninon en a déjà assez des types de son âge « qui se vantent d'avoir "baisé" plein de nanas, veulent "avoir" la plus belle pour en mettre plein la vue aux copains ». Elle éconduit gentiment ces prétendants « trop bébés », et va chercher, par-delà les murs du lycée, le mec - le vrai - qui saura lui parler d'amour.
A 18 ans, Renaud se souvient de la leçon. « Quand j'ai rencontré Jessica, j'ai tout de suite été fou d'elle. Mais je l'ai perdue, parce que je n'avais rien compris aux filles. » Ils avaient 15 ans, ils se sont adorés pendant sept mois. Pas une fois il ne lui a dit « je t'aime », par pudeur, par crainte d'être ridicule aux yeux de la bande. « Je n'ai pas su lui inspirer confiance, alors au premier malentendu, elle m'a quitté. » Il reconnaît sa faute sans lésiner. Depuis, Renaud a acquis une carrure d'athlète et fait l'amour avec pas mal de filles. Mais il a l'impression de revivre sans cesse la même et insipide historiette. Les filles changent, l'ennui reste. « Pour moi, la sexualité, c'est une pulsion forte, admet-il. Mais sans l'amour je me demande si c'est bien intéressant... »
Elles ont du mérite, ces petites gardiennes obstinées de leur corps, à résister à l'appel du plaisir pour avoir l'assurance de mieux connaître l'extase. Moins pressées que leurs mères, elles sont pourtant tenaillées plus tôt qu'elles par les pulsions pubertaires. « Depuis le début du siècle, l'âge de la puberté s'abaisse inexorablement, note Hugues Lagrange. Au cours des trois dernières décennies, il a encore baissé de deux ans. » La puberté touche désormais les filles à 12 ans, un an et demi avant les garçons. Urgence physiologique avec laquelle elles ont trouvé un accommodement : on embrasse de plus en plus tôt dans les cours de récréation. L'âge au premier baiser est en moyenne de 14 ans, contre 15 ans et demi pour la génération née dans les années 50. C'est ce que Hugues Lagrange appelle « le nouveau flirt lycéen ».
Pendant trois longues années et demie, les ados d'aujourd'hui se cherchent et s'éprouvent au contact de l'autre, échangent baisers et caresses parfois assez « poussées ». Exploration indissolublement voluptueuse et sentimentale que n'ont pas connue leurs parents, plus pressés de brûler les étapes. « Les adultes doivent comprendre que cette longue recherche du lien amoureux ne va pas sans douleur. Les chagrins peuvent être très cruels, même si l'histoire n'a duré que trois semaines », explique Brigitte Cadéac, responsable de Fil-Santé-Jeunes (2), service téléphonique créé par l'Ecole des Parents sous l'égide du ministère de l'Emploi et de la Solidarité. « Les jeunes en parlent très peu aux parents. Ils cherchent conseil et assistance auprès de leurs copains. » La génération-flirt navigue sans boussole sur les eaux agitées du badinage amoureux.
Certes, le siècle n'a pas attendu son crépuscule pour inventer l'art du flirt. C'est sur les banquettes arrière des Oldsmobile que les graduate students américains des années 50 ont codifié les règles du « dating », tracé les limites du bienséant et de l'illicite entre le dessus et le dessous de la ceinture... Jusque-là, un quart des garçons apprenaient les gestes de l'amour en « allant aux putes » et l'immense majorité des femmes découvrait en bloc, la nuit de leurs noces, le premier baiser avec les premières caresses et la première pénétration. Les fifties ont créé la modernité amoureuse, celle qui dissocie amour et mariage, sensualité et génitalité. Mais jusque dans les années 70 encore, le flirt durait quelques mois, voire quelques semaines. Surtout, il concernait un même couple du premier baiser au premier coït.
Aujourd'hui, moins de 10% des ados parcourent ce long chemin avec la même personne. Multipliant les partenaires au long des étapes, explorant conjointement les voies de la camaraderie, de l'amitié et du désir, ils arrivent au seuil de la maturité sexuelle et affective riches des nombreux contacts qui ont accompagné leur adolescence. Conscients de leurs attentes et des réalités de l'autre sexe, ils ne se laissent pas prendre aux mirages de la passion romantique. Plus terre à terre que leurs aînés, ils montrent aussi plus d'aptitude à l'échange serein. Ils sont peut-être en train de résoudre la quadrature du cercle : le corps et le coeur, l'amour et l'amitié, les sens et l'échange, la chair affranchie à la fois de la honte et de la licence. Ils ont fait leur profit des révoltes du siècle et de la lutte des sexes. L'amour auquel ils aspirent ressemble peut-être un peu plus à celui qui s'écrit avec un grand A.
Parents, vous vous demandez où est passé le vert paradis des amours enfantines, l'époque bénie des premiers émois auréolés de brume façon David Hamilton, des baisers volés, des boums noyées de diabolo menthe, où seuls les plus hardis réussissaient à enlacer une fille le temps d'un slow ? Rassurez-vous, vous pouvez être fiers de vos enfants. Ils sont en train de nous affranchir de tous les terrorismes - celui de la libération sexuelle comme celui de l'ordre moral.

(1) « L'Entrée dans la sexualité », sous la direction d'Hugues Lagrange et Brigitte Lhomond, la Découverte, 1997, 430 p., 250 F.
(2) Fil-Santé-Jeunes : 0-800-235-236, anonyme et gratuit. Inter-Service-Parents : 01-44-93-44-93.