La contraction de l'économie réelle - celle qui touche l'échange
de biens et de services - est inévitable. Son ampleur ? Elle sera
sans doute moins forte en Europe qu'aux Etats-Unis. Mais il ne
faut pas se réjouir trop vite. Les épidémies économiques, encore
plus aujourd'hui qu'hier, sont d'abord financières. On l'a bien
vu en Asie ou en Russie : en quelques jours des milliards de capitaux
peuvent quitter une région, entraînant la chute de la monnaie
et celle de la Bourse, qui à leur tour rendent des pays totalement
insolvables. Des banques à l'autre bout du monde se retrouvent
ainsi plombées avec des montagnes de créances non remboursables.
Obligées d'absorber leurs pertes, elles sont contraintes de réduire
leur crédit. Le spectre d'une crise mondiale a fait trembler le
monde la semaine dernière quand les investisseurs qui ont déjà
brûlé leurs dollars à Djakarta, Séoul ou Moscou ont commencé à
faire mine de se retirer d'Amérique latine. C'est dans cet engrenage
à la fois commercial et financier que se joue aujourd'hui le sort
de l'économie mondiale.
Imaginez un ballon de foot dont certains compartiments auraient
été crevés. C'est exactement ce qui est en train de se passer
sur le ballon-monde : des zones économiques entières se sont dégonflées
brutalement. Selon les dernières estimations du Fonds monétaire
international, le Sud-Est asiatique connaîtra cette année une
croissance négative. Le Japon, enlisé dans une crise bancaire
sans précédent - on estime à 3 000 milliards de francs le montant
des crédits douteux inscrits dans les comptes des banques japonaises
-, passera sans doute lui aussi dans le rouge. La Russie est dans
les choux. Et l'Amérique latine en petite forme. Au total, ces
trois zones représentent près de 15% du PIB mondial. Commentaire
d'un expert : « Depuis dix ans, nous vivions dans un monde qui
s'agrandissait chaque année de dizaines de millions de nouveaux
consommateurs. Avec la crise, l'économie mondiale se rétracte
de nouveau. » Pour les pays industrialisés, cela veut d'abord
dire moins d'exportations. De nombreuses entreprises américaines
et européennes dans les biens de consommation, le luxe ou les
biens d'équipement sont obligées aujourd'hui de revoir à la baisse
leur chiffre d'affaires. Mais ce n'est pas tout : la contraction
de la demande mondiale entraîne l'effondrement du prix des matières
premières et des biens intermédiaires. Au cours des quatre dernières
années, l'Asie absorbait les deux tiers de l'augmentation de la
production pétrolière mondiale. Aujourd'hui faute de clients,
le prix du baril de pétrole est tombé à 11 dollars, soit, hors
inflation, à un niveau inférieur à celui de 1972 - avant les deux
chocs pétroliers.
Tout cela entraîne inévitablement un ralentissement de la progression
de la croissance. Le FMI, qui aurait ramené ses prévisions mondiales
à 2,5% pour 1998, chiffrerait le coût moyen de la crise à au moins
un point de PIB. Mais, comme les animaux de La Fontaine malades
de la peste, les zones économiques sont très diversement touchées.
Les pays émergents supporteront l'essentiel de la crise. Et parmi
les pays industrialisés, l'Europe devrait souffrir nettement moins
que les Etats-Unis. Explications : aujourd'hui, l'essentiel de
la croissance dans les pays développés repose sur la consommation
intérieure. Même si l'économie américaine, après sept ans de croissance
ininterrompue, s'essoufle, elle reste encore dynamique. Quant
à l'Europe continentale, après sept années de vaches maigres,
elle est en pleine reprise renforcée par la baisse du chômage
et l'accélération des investissements. Deuxième atout : l'Europe
dépend beaucoup moins que l'Amérique des pays en voie de développement :
20% des exportations américaines - soit 4% de son PIB - sont à
destination de l'Asie (Chine et Japon compris), contre moins de
7% seulement des exportations européennes. La Russie représente
moins de 1% des ventes des industriels français à l'étranger.
L'essentiel de notre commerce - 65% - se fait à l'intérieur de
la zone euro (voir graphique ci-contre). « Ce qui était hier une
de nos faiblesses devient aujourd'hui un atout », remarque Jean-Paul
Fitoussi, patron de l'OFCE, un des principaux instituts français
de conjoncture. Surtout qu'à partir de janvier, avec sa monnaie
unique, cette Europe des Quinze, avec 360 millions de consommateurs
et plus de 40 milliards de francs de PIB, pèsera aussi lourd que
les Etats-Unis. Mieux : l'Europe, faiblement productrice de matières
premières, a beaucoup plus à gagner qu'à perdre d'une baisse des
prix qui vient nourrir la désinflation et par ricochet augmenter
le pouvoir d'achat de ses ménages. Même le ralentissement de l'économie
américaine - qui se répercute sur la Grande-Bretagne - ne fait
pas peur à Patrick Artus, directeur des études économiques de
la Caisse des Dépôts : « Regardez ce qui s'est passé dans les
années 90 : les Etats-Unis étaient en pleine expansion, l'Europe
en pleine stagnation. Cela montre que l'économie des deux continents
est aujourd'hui largement découplée. » Conclusion : sans la crise,
cela aurait été encore mieux. Avec la crise, cela ne se passe
pas encore trop mal. « La croissance en France aurait pu grimper
jusqu'à 4%. Elle fera encore au moins 2,8% », assure Patrick Artus.
D'où vient alors cette angoisse qui a étreint les marchés au lendemain
de la faillite russe ? Elle était pourtant prévisible dans un
pays dont les dettes absorbent près de 50% du budget. Et après
tout, la Russie pèse moins de 2% du PNB mondial, pas plus que
la Corée. Peu importe : un domino de plus est tombé. Après les
pays du Sud-Est asiatique, après le Japon... Les grands financiers
mondiaux n'aiment pas le risque. Et le monde est devenu dangereux.
Pourquoi continuer à prêter au Venezuela, qui a vu ses recettes
pétrolières diminuer de moitié ? Pourquoi investir en Argentine,
dont la monnaie accrochée au dollar tue la compétitivité ? Comment
avoir encore confiance dans un Brésil dont une bonne part de l'économie
repose sur les matières premières ? Si ces pays à leur tour sont
emportés dans la tourmente, ce sont quelques piliers supplémentaires
de l'économie mondiale qui risquent de vaciller. Le Mexique à
lui seul représente plus de 10% des exportations américaines.
En ajoutant le reste de l'Amérique latine, on arrive à plus de
20%. Au total, avec l'Asie, ça serait alors près du dixième du
PIB américain qui serait menacé. Wall Street ne résisterait pas
à une telle catastrophe.
Mais là encore, les pays industrialisés trouvent des raisons de
se rassurer : ces milliards de dollars qui fuient les pays à risque
se précipitent sur leurs marchés occidentaux d'actions ou d'obligations.
Les actions montent et le loyer de l'argent baisse. Une conjoncture
idéale pour soutenir la croissance. « Comment pourrait-il y avoir
un krach alors que les capitaux affluent ? », s'exclame Jean-Paul
Fitoussi. Certes. Mais les bulles financières ne finissent-elles
pas toujours par exploser ? A la veille du krach de 1929, la Bourse
de New York avait grimpé de... 200% ! Mais là non plus on ne veut
pas écouter les Cassandre. Selon Jacques Attali, ancien président
de la Berd, la Banque de l'Europe de l'Est, ces capitaux sont
du bon et bel argent investi dans les fonds de pension par les
retraités américains, alors qu'en 1929 les spéculateurs empruntaient
les dollars qu'ils jouaient à Wall Street. Et puis après tout,
ajoute Philippe d'Arvisenet, directeur des études économiques
à la BNP, « une faiblesse boursière pénalisera plus les ménages
américains que les épargnants européens ». Bref, « so far, so
good » ! Jusqu'à maintenant, ça va ! En espérant que cet optimisme
n'est pas celui de l'homme tombé d'un gratte-ciel et qui n'en
est encore qu'au quarantième étage...