Une musique de 1929...

Cette grande peur qui vient de l'Est

Après la Corée, la Chine et le Japon, c'est le système économique russe qui s'effondre. Un grand européen officiellement en cessation de paiements, n'est-ce pas l'assurance d'une crise mondiale ?


Tous les banquiers connaissent cette histoire : tant qu'un client doit peu d'argent à sa banque, c'est lui qui a des insomnies. Le jour où ses dettes explosent, c'est le banquier qui ne ferme plus l'oeil de la nuit. C'est exactement ce qui s'est passé la semaine dernière à l'échelle de la planète : quelques heures après avoir annoncé la dévaluation de sa monnaie, la Russie a déclaré qu'elle gelait pendant trois mois le remboursement de ses emprunts à l'étranger. A Moscou pourtant tout était calme : il y a longtemps que les Russes ont changé leurs roubles pour des dollars et les ont mis à l'abri sous leur matelas ou dans des coffres (voir reportage page 38-39). Mais à Wall Street et sur toutes les grandes places financières européennes, un vent de panique s'est mis à souffler : les indices boursiers ont dévissé, les banquiers ont plié précipitamment leur parasol et les économistes ont commencé à réviser leurs perspectives de croissance. Avec la faillite de la Russie, la peur a changé de camp. Même si le calme revient dans les jours qui viennent, les pays industrialisés ne peuvent plus se faire d'illusions : leur prospérité est désormais à la merci de cette crise partie d'Asie il y a un peu plus d'un an et qui n'en finit plus de faire des vagues à travers le monde.
La contraction de l'économie réelle - celle qui touche l'échange de biens et de services - est inévitable. Son ampleur ? Elle sera sans doute moins forte en Europe qu'aux Etats-Unis. Mais il ne faut pas se réjouir trop vite. Les épidémies économiques, encore plus aujourd'hui qu'hier, sont d'abord financières. On l'a bien vu en Asie ou en Russie : en quelques jours des milliards de capitaux peuvent quitter une région, entraînant la chute de la monnaie et celle de la Bourse, qui à leur tour rendent des pays totalement insolvables. Des banques à l'autre bout du monde se retrouvent ainsi plombées avec des montagnes de créances non remboursables. Obligées d'absorber leurs pertes, elles sont contraintes de réduire leur crédit. Le spectre d'une crise mondiale a fait trembler le monde la semaine dernière quand les investisseurs qui ont déjà brûlé leurs dollars à Djakarta, Séoul ou Moscou ont commencé à faire mine de se retirer d'Amérique latine. C'est dans cet engrenage à la fois commercial et financier que se joue aujourd'hui le sort de l'économie mondiale.
Imaginez un ballon de foot dont certains compartiments auraient été crevés. C'est exactement ce qui est en train de se passer sur le ballon-monde : des zones économiques entières se sont dégonflées brutalement. Selon les dernières estimations du Fonds monétaire international, le Sud-Est asiatique connaîtra cette année une croissance négative. Le Japon, enlisé dans une crise bancaire sans précédent - on estime à 3 000 milliards de francs le montant des crédits douteux inscrits dans les comptes des banques japonaises -, passera sans doute lui aussi dans le rouge. La Russie est dans les choux. Et l'Amérique latine en petite forme. Au total, ces trois zones représentent près de 15% du PIB mondial. Commentaire d'un expert : « Depuis dix ans, nous vivions dans un monde qui s'agrandissait chaque année de dizaines de millions de nouveaux consommateurs. Avec la crise, l'économie mondiale se rétracte de nouveau. » Pour les pays industrialisés, cela veut d'abord dire moins d'exportations. De nombreuses entreprises américaines et européennes dans les biens de consommation, le luxe ou les biens d'équipement sont obligées aujourd'hui de revoir à la baisse leur chiffre d'affaires. Mais ce n'est pas tout : la contraction de la demande mondiale entraîne l'effondrement du prix des matières premières et des biens intermédiaires. Au cours des quatre dernières années, l'Asie absorbait les deux tiers de l'augmentation de la production pétrolière mondiale. Aujourd'hui faute de clients, le prix du baril de pétrole est tombé à 11 dollars, soit, hors inflation, à un niveau inférieur à celui de 1972 - avant les deux chocs pétroliers.
Tout cela entraîne inévitablement un ralentissement de la progression de la croissance. Le FMI, qui aurait ramené ses prévisions mondiales à 2,5% pour 1998, chiffrerait le coût moyen de la crise à au moins un point de PIB. Mais, comme les animaux de La Fontaine malades de la peste, les zones économiques sont très diversement touchées. Les pays émergents supporteront l'essentiel de la crise. Et parmi les pays industrialisés, l'Europe devrait souffrir nettement moins que les Etats-Unis. Explications : aujourd'hui, l'essentiel de la croissance dans les pays développés repose sur la consommation intérieure. Même si l'économie américaine, après sept ans de croissance ininterrompue, s'essoufle, elle reste encore dynamique. Quant à l'Europe continentale, après sept années de vaches maigres, elle est en pleine reprise renforcée par la baisse du chômage et l'accélération des investissements. Deuxième atout : l'Europe dépend beaucoup moins que l'Amérique des pays en voie de développement : 20% des exportations américaines - soit 4% de son PIB - sont à destination de l'Asie (Chine et Japon compris), contre moins de 7% seulement des exportations européennes. La Russie représente moins de 1% des ventes des industriels français à l'étranger. L'essentiel de notre commerce - 65% - se fait à l'intérieur de la zone euro (voir graphique ci-contre). « Ce qui était hier une de nos faiblesses devient aujourd'hui un atout », remarque Jean-Paul Fitoussi, patron de l'OFCE, un des principaux instituts français de conjoncture. Surtout qu'à partir de janvier, avec sa monnaie unique, cette Europe des Quinze, avec 360 millions de consommateurs et plus de 40 milliards de francs de PIB, pèsera aussi lourd que les Etats-Unis. Mieux : l'Europe, faiblement productrice de matières premières, a beaucoup plus à gagner qu'à perdre d'une baisse des prix qui vient nourrir la désinflation et par ricochet augmenter le pouvoir d'achat de ses ménages. Même le ralentissement de l'économie américaine - qui se répercute sur la Grande-Bretagne - ne fait pas peur à Patrick Artus, directeur des études économiques de la Caisse des Dépôts : « Regardez ce qui s'est passé dans les années 90 : les Etats-Unis étaient en pleine expansion, l'Europe en pleine stagnation. Cela montre que l'économie des deux continents est aujourd'hui largement découplée. » Conclusion : sans la crise, cela aurait été encore mieux. Avec la crise, cela ne se passe pas encore trop mal. « La croissance en France aurait pu grimper jusqu'à 4%. Elle fera encore au moins 2,8% », assure Patrick Artus.
D'où vient alors cette angoisse qui a étreint les marchés au lendemain de la faillite russe  ? Elle était pourtant prévisible dans un pays dont les dettes absorbent près de 50% du budget. Et après tout, la Russie pèse moins de 2% du PNB mondial, pas plus que la Corée. Peu importe : un domino de plus est tombé. Après les pays du Sud-Est asiatique, après le Japon... Les grands financiers mondiaux n'aiment pas le risque. Et le monde est devenu dangereux. Pourquoi continuer à prêter au Venezuela, qui a vu ses recettes pétrolières diminuer de moitié ? Pourquoi investir en Argentine, dont la monnaie accrochée au dollar tue la compétitivité ? Comment avoir encore confiance dans un Brésil dont une bonne part de l'économie repose sur les matières premières ? Si ces pays à leur tour sont emportés dans la tourmente, ce sont quelques piliers supplémentaires de l'économie mondiale qui risquent de vaciller. Le Mexique à lui seul représente plus de 10% des exportations américaines. En ajoutant le reste de l'Amérique latine, on arrive à plus de 20%. Au total, avec l'Asie, ça serait alors près du dixième du PIB américain qui serait menacé. Wall Street ne résisterait pas à une telle catastrophe.
Mais là encore, les pays industrialisés trouvent des raisons de se rassurer : ces milliards de dollars qui fuient les pays à risque se précipitent sur leurs marchés occidentaux d'actions ou d'obligations. Les actions montent et le loyer de l'argent baisse. Une conjoncture idéale pour soutenir la croissance. « Comment pourrait-il y avoir un krach alors que les capitaux affluent ? », s'exclame Jean-Paul Fitoussi. Certes. Mais les bulles financières ne finissent-elles pas toujours par exploser ? A la veille du krach de 1929, la Bourse de New York avait grimpé de... 200% ! Mais là non plus on ne veut pas écouter les Cassandre. Selon Jacques Attali, ancien président de la Berd, la Banque de l'Europe de l'Est, ces capitaux sont du bon et bel argent investi dans les fonds de pension par les retraités américains, alors qu'en 1929 les spéculateurs empruntaient les dollars qu'ils jouaient à Wall Street. Et puis après tout, ajoute Philippe d'Arvisenet, directeur des études économiques à la BNP, « une faiblesse boursière pénalisera plus les ménages américains que les épargnants européens ». Bref, « so far, so good » ! Jusqu'à maintenant, ça va ! En espérant que cet optimisme n'est pas celui de l'homme tombé d'un gratte-ciel et qui n'en est encore qu'au quarantième étage...

Christine MITAL

Nouvel Observateur - n.1764 - page 42 - 1817 mots.